(Par le Prof. Kentey Pini-Pini Nsasay, Université de Bandundu)
La propagande coloniale, relayée par l’école et le système politico-administratif qu’elle a légués, a réussi à nous opposer à notre tradition ancestrale perçue comme arriérée. L’un des arguments mis en avant serait le manque de découvertes scientifiques chez nos ancêtres quand la tradition occidentale les aligne en une série interminable. Or, il se fait que contrairement à cette assertion, non seulement que nos ancêtres ont réalisé d’innombrables prouesses scientifiques, mais qu’ils en sont la matrice. Le cas de l’omniprésence du nombre 9 dans le quotidien des Bayansi en est une preuve.
Le Professeur Ngub’Usim Mpey-Nka, d’heureuse mémoire, après avoir remarqué la fréquence étonnante du nombre 9 dans les pratiques Bayansi et la vénération qui lui est vouée, avait conclu que contrairement à ce que l’on pouvait penser, les ancêtres Bayansi étaient des érudits. Ils rivalisaient avec ceux du monde occidental largement connus. En effet, soutenait-il, dans la tradition Bayansi, le nombre 9 est étonnamment répandu. Il se retrouve dans l’organisation socio-politique, dans les cérémonies protocolaires et rituelles, dans la psychothérapie, dans la phytothérapie ou encore dans la résolution des conflits, etc. (Ngumb’Usim Mpey-Nka, 2015, p. 111).
D’autres chercheurs confirment cette même découverte. C’est le cas de Pierre Swartenbroeckx. 9, déclare celui-ci, est un nombre sacré chez les Bayansi. Son usage relève du domaine du sacré comme dans le cas de la célébration de la naissance des jumeaux. La mère des jumeaux, Ngwabwel, garde une réclusion de 9 semaines, mpyuk, soit 9 fois 4 jours, c’est-à-dire 36 jours ou 3+6 = 9. 9, Wa, dans la tradition Bayansi a le sens d’innombrable, de beaucoup. Et c’est bien ce que représente les jumeaux qui viennent multiplier d’un coup le nombre des membres du clan. C’est pour cela qu’ils sont une bénédiction et sont sacrés (Pierre Swartenbroeckx, 1948, p. 724). Jean Makaya abonde, lui aussi, dans le même sens. Pour exhausser une personne, sa puissance, sa perfection, signifie-t-il, la tradition Bayansi emploie le nombre 9. Minawa signifie 9 clans, 9 peuples, étant entendu que tout village Bayansi est censé être composé de 9 clans représentés par 9 totems, quand bien même il en compterait moins ; 9 étant une valeur absolue, sacrée (Jean Makaya, 2015, p. 200).
Le champ d’applications du nombre 9 est très vaste. Il va de la naissance à la mort. Un enfant du clan cheffale qui nait avec 9 scarifications ou tâches de léopard est sacré bébé-roi, futur régnant. Il aura un traitement particulier. De même, si un enfant est reconnu coupable d’une faute grave envers son oncle ou bien envers son père, en signe de demande de pardon, il doit passer 9 fois entre les jambes de la personne offensée qui applique 9 fois de la salive sur son front. Dans le même sens, l’offrande faite aux jumeaux doit être en nombre 9.
On parle de kwim’a ké-wa, soit dix fois nonante. Ké-wa c’est la nonantaine, soit le chiffre symbolique pour indiquer un montant d’argent important. Car dans la tradition Bayansi Wa, 9, a le sens d’innombrable, encore multiplié ici par dix.
Ké-wa sert de mesure dans de sanctions lors des jugements. C’est même l’amende ordinaire qui clôt une affaire mineure.
Ainsi, lorsqu’une femme n’arrive pas à concevoir facilement et que les deux conjoints sont reconnus coupables, ils sont tenus de payer des amendes tous les deux. L’épouse (c’est-à-dire son clan) paie 9 ibway (paquets de poissons fumés) au clan du mari ; tandis-que celui-ci s’acquitte d’un ké-wa au clan de la femme. Parfois la scène de réparation est mimée par deux enfants de 9 ans, un garçon et une fille. Ils doivent avoir chacun-e 9 noix palmistes sèches à lancer sur toutes les femmes présentes en criant 9 fois.
De même, si une catastrophe grave touche un village, par exemple une disette ou une sécheresse, les notables entrent en retraite pénitentiaire de 9 jours, Mpob, pour implorer la miséricorde des ancêtres. En effet, la retraite de 9 jours après une affaire qui entrave l’harmonie du clan ou du village, la rétablit en apaisant la colère des ancêtres. Tous les notables hommes, les aînés, sont contraints de la pratiquer dans un lieu isolé. Lors de la perte d’un conjoint, le veuf ou la veuve garde mêmement un deuil, Lil, strict de 9 jours. La guérison des maladies graves exige l’observation des prescriptions sur une période de 9 jours, 9 semaines ou 9 mois selon les cas. Le malade est ainsi initié à la connaissance patiente de la tradition qu’il pourra dès lors vulgariser (L. Kibwenge Esu-Bwana et F. Bikasa Lukala, 2015, p. 214).
Le chiffre 9 intervient également lorsqu’il s’agit de l’intronisation ou des funérailles d’un chef, roi, Mwil. Les cérémonies s’étendent sur 9 jours. Auparavant le futur chef était tenu de contourner 9 fois la dépouille de son prédécesseur défunt. Lorsqu’il prend le pouvoir, toute sa parure fait référence au chiffre 9. Il porte 9 dents de léopard sur sa poitrine et 9 plumes de pélican ou de l’aigle royal sur sa couronne. Avant le couronnement, les funérailles de l’ancien chef durent 9 jours durant lesquels les travaux ordinaires sont réduits au strict minimum. Dans les temps anciens, l’embaumement pour la momification du défunt chef durait 9 jours.
C’est dans la nuit du 9ème jour que le corps était levé et conduit en secret au lieu de l’inhumation, dans le sanctuaire approprié. La tribu Bading parle de egwa-la-kia et de egwa-la-nen, soit le petit 9 et le grand 9. Egwa-la-kia est le deuil ordinaire de 9 jours, tandis que egwa-la-nen est le deuil de 18 jours (1+8 =9) observé pour les funérailles du chef (Josué Ozowa La Tem, 2015, p. 126-127).
Le nombre 9 intervient aussi dans les différentes thérapies appliquées aux patients. Dans le cadre du rituel Nkwey invoqué dans le cas des troubles psycho-somatiques, le malade et ses aides ou accompagnants observent une retraite thérapeutique de 9 jours. Le neuvième jour qui est celui de la sortie de la retraite est solennel. Il est marqué par des réjouissances et souvent le malade s’en sort guéri.
Ce vaste champ d’applications lié au nombre 9 témoigne de l’importance qu’il revêt au sein de la société Bayansi. Ce fait tangible n’est pas venu de lui-même évidemment. Il est le résultat d’une construction intelligente. Ce qui fait dire au professeur Ngub’Usim que nos ancêtres ont été des savants. Car la compréhension de l’importance primordiale du nombre 9 relève de la science. Ceci n’est pas un fait unique des Bayansi. La valeur du nombre 9 est célébrée chez bien d’autres peuples au Congo et ailleurs en Afrique. Elle est le résultat d’une observation minutieuse de la nature. Quand les premiers ancêtres sont nés après un fabuleux processus d’évolution, la nature, qui les avait accueillis, existait depuis des millions d’années. Elle était bien organisée, structurée. Les ancêtres ont remarqué différentes espèces d’animaux, d’oiseaux, de poissons, de plantes, d’innombrables rivières et ruisseaux. Tout cela existait et formait un tout harmonieux. Or, ils ont remarqué que le nombre 9 était à la base de cette organisation parfaite. C’est pour cela qu’ils l’ont adopté.
En effet, dans la nature, le nombre 9 se déploie partout. Par exemple ils avaient remarqué que tous les matins, le chant des coqs sortait de la forêt 9 fois pour annoncer la renaissance du soleil.
Ils avaient vite apprivoisé cet oiseau qui devait désormais les réveiller. Mais, avant de compter de 1 à 9, ils avaient d’abord vu ce chiffre de leurs yeux. Et ce fut en observant le boa, le grand python, qu’ils remarquèrent qu’à l’expectation, c’est-à-dire au repos, il forme un 9 en s’enroulant sur lui-même. Les Bayansi ont donné à cette forme le nom de « Nkar wa » ou neuf cercles (nkar étant le cercle). Une tribu Bayansi a d’ailleurs pris ce nom et s’appelle Bi-Nkar ou Bi-Niar. L’observation de la lune alliée au soleil, leur a fait découvrir le mois « Ngwon » ou une période définie de 28 jours (2+8=10 et 1+0=1, l’unité). Or, cette unité est la figure du boa quand il est en mouvement. Il passe ainsi de 9 à 1 et inversement de 1 à 9 lorsqu’il se repose. C’est de là que leur est venu la conception du multiple et de l’un, à savoir que l’un est le multiple et le multiple est l’un, figure de la femme.
Car, son corps peut se décupler en plusieurs en 9 mois. En effet la gestation humaine dure 9 mois, « Ngwon wa ». C’est pour cela que la figure de la femme est sacrée. En elle se déploie le multiple, c’est-à-dire 9, symbole de la création.
Comme on peut le voir, c’est donc en partant de leur expérience, de leurs observations assidues que nos ancêtres ont conçu leur hiérophanie ou leur notion de la manifestation du sacré.
C’est dans le relatif qu’ils ont découvert la réalité absolue, dans l’imparfait qu’ils ont admiré le parfait et dans le fini qu’ils ont vu l’infini. Ils ont ainsi élaboré des récits cohérents à travers des mythes et des symboles (Mircea Eliade, 1968, p. 226).
En effet, pour eux, le numineux, la présence du sacré, ne tire pas sa substance d’une transcendance, mais de l’ensemble d’expériences vécues. Les rites et les célébrations élaborés ont pour fonction de réconforter la condition matérielle humaine, la finitude, face aux défis de la vie : santé, famille, société ou travail (K.B. Ouanes, 2005, p. 254).
Je termine ce petit exposé en appelant notre peuple et surtout notre jeunesse à apprécier nos ancêtres, leur travail.
Ils ont réalisé de prouesses scientifiques admirées par les Occidentaux que nous idéalisons. C’est le cas de l’os ou du bâton d’Ishango, ancêtre des tablettes, vieux de plus de 20.000 ans, qui est le premier signe mathématique au monde. Cet os rempli de stries illustre les quatre opérations mathématiques à savoir : addition, division, multiplication et soustraction, c’est-à-dire, tous les calculs.
Cette prouesse mathématique a été découverte chez nous au Congo et est gardée au Musée des Sciences naturelles de Bruxelles en Belgique.
C’est devenu le symbole de ce pays. Et pourtant, c’est le travail de nos ancêtres. Revalorisons donc nos ancêtres. Ils le méritent. Et nos vies s’en trouveront épanouies.