Christopher Burke
Conseiller Principal, WMC Africa
La décision du Kenya de diriger la mission de soutien à la sécurité multinationale (MSS) sanctionnée par les Nations Unies en Haïti est une étape significative dans la diplomatie africaine, mettant en lumière l’interaction complexe entre l’opposition nationale, les obligations internationales et la coopération Sud-Sud. En tant que première mission majeure de maintien de la paix sous commandement kényan en dehors du continent africain, cette initiative soulève des questions cruciales sur l’agence africaine et l’équilibre délicat entre les intérêts nationaux et les responsabilités mondiales.
Haïti est le pays le plus pauvre d’Amérique latine et des Caraïbes. Le pays a été confronté à une instabilité sociale et politique de longue date qui a dégénéré en une crise sécuritaire aiguë déclenchée par l’assassinat du président Jovenel Moïse en 2021. La situation a été aggravée par la pandémie de COVID-19, un tremblement de terre de magnitude 7,2 et une inflation approchant les 50%. Les gangs contrôlent actuellement plus de 80% de la capitale haïtienne, Port-au-Prince, ce qui entraîne une augmentation de la violence.
Le nouveau Premier ministre du pays, Garry Conille, ancien directeur régional de l’UNICEF pour l’Amérique latine et les Caraïbes, a été Premier ministre d’Haïti d’octobre 2011 à mai 2012 sous la présidence de Michel Martelly et ancien chef de cabinet de Bill Clinton dans son rôle d’envoyé spécial de l’ONU en Haïti. Diego da Rin, du groupe de crise international, est optimiste quant à la capacité de Conille à accomplir sa tâche, expliquant qu’il n’est aligné avec aucune faction politique et est largement perçu en Haïti comme capable de lutter contre la corruption.
Le Conseil de sécurité de l’ONU a voté en faveur des motions des États-Unis et de l’Équateur en octobre dernier pour déployer la MSS en Haïti, qui n’est pas une mission de l’ONU mais une initiative soutenue par l’ONU. La force de 2500 personnes comprend du personnel de la Jamaïque et du Bénin dirigé par 1000 Kényans. Les Bahamas, Antigua, le Bangladesh, la Barbade, Barbuda, le Tchad et la Guyane ont également manifesté leur intérêt à contribuer en personnel. Le contingent kényan sera composé de personnel de la police administrative et de l’unité de service général (GSU), une branche paramilitaire du service de police kényan composée de policiers hautement qualifiés ayant une expérience de combat en Somalie.
Erwan Cherisey, consultant principal chez Jane’s, soulève des préoccupations quant à la capacité de la force de police kényane à gérer les gangs lourdement armés en Haïti et suggère qu’une présence militaire plus forte pourrait être nécessaire. Cela soulève des inquiétudes quant à la suffisance de l’approche dirigée par la police pour faire face à des niveaux extrêmes de violence et pourrait influencer la façon dont la stratégie de la mission doit être ajustée pour garantir le succès.
Les défis financiers et logistiques sont également importants. Les États-Unis ont promis 300 millions de dollars et le Canada a ajouté 80,5 millions de dollars supplémentaires au coût total estimé de 600 millions de dollars pour la mission. Les lacunes financières soulèvent des questions sur la viabilité à long terme de la mission et l’engagement des partenaires internationaux.
Le déploiement a fait l’objet de critiques et de résistances substantielles à domicile. La décision de la Haute Cour du Kenya en janvier a jugé que le déploiement était inconstitutionnel en raison de l’absence d’un accord réciproque avec Haïti comme l’exige la loi kényane. Cette décision manifeste des préoccupations plus profondes parmi les Kényans concernant la priorité aux défis de sécurité nationale, notamment face aux menaces persistantes de groupes tels que al-Shabab. Les leaders de l’opposition et la société civile ont critiqué le déploiement comme un excès de pouvoir exécutif et un potentiel mauvais usage des forces de police, craignant des violations des droits de l’homme similaires à celles documentées lors d’interventions internationales passées par les forces kényanes.
Malgré ces obstacles internes, le gouvernement kényan a avancé, affirmant que la mission s’aligne avec le rôle croissant du Kenya sur la scène mondiale. L’administration du président kényan William Ruto voit cela comme une opportunité d’améliorer la stature diplomatique du Kenya et de démontrer sa capacité à gérer les crises internationales. Cette position bénéficie d’un soutien international significatif, notamment des États-Unis qui ont promis un soutien financier et logistique substantiel pour la mission.
Le mois dernier, les États-Unis ont désigné le Kenya comme un allié majeur non-OTAN, élevant son rôle dans la sécurité régionale et internationale ainsi que l’accès à des équipements plus sophistiqués. L’approbation par le président américain Joe Biden du rôle de leadership du Kenya dans la MSS souligne l’importance stratégique de la mission pour les intérêts occidentaux dans la stabilisation d’Haïti et la réduction de l’influence des acteurs non étatiques violents.
La mission met en évidence la dynamique de la coopération Sud-Sud, avec le Kenya prenant la tête d’une coalition comprenant des nations des Caraïbes et d’Afrique. Le déploiement montre un passage vers des approches plus collaboratives du maintien de la paix international sous la bannière de la coopération Sud-Sud, les nations en développement prenant l’initiative de résoudre les défis mondiaux de sécurité. Cela représente une rupture avec les paradigmes traditionnels Nord-Sud, avec des interventions généralement dirigées et financées par des nations occidentales, entraînant parfois des critiques de néocolonialisme ou d’imposition de solutions occidentales à des problèmes non occidentaux.
L’efficacité de ce modèle coopératif en Haïti reste à voir. Les interventions internationales précédentes en Haïti ont laissé un héritage troublant, y compris une épidémie de choléra et des allégations d’abus sexuels par des casques bleus de l’ONU. La mission dirigée par le Kenya porte donc le lourd fardeau de prouver que la coopération Sud-Sud peut offrir une approche plus respectueuse et efficace du maintien de la paix international.
Le leadership du Kenya dans la MSS en Haïti est un cas test pour l’agence africaine dans les affaires mondiales. Il met au défi le continent de concilier les priorités nationales avec les ambitions internationales et de naviguer dans les complexités du droit international et de la coopération inter-étatique. Pour le Kenya, la gestion réussie de cette mission pourrait renforcer sa réputation internationale, mais l’échec pourrait exacerber le scepticisme national et la critique internationale. La mission représente un tournant critique pour le Kenya et, en effet, pour toute l’Afrique dans la définition de leurs rôles sur la scène mondiale.
Grands traits
Christopher Burke est conseiller principal chez WMC Africa, une agence de communication et de conseil à Kampala, en Ouganda. Il a plus de 25 ans d’expérience dans une gamme de domaines de développement social, politique et économique, avec un fort accent sur la gouvernance, la communication et la consolidation de la paix, basé en Asie et en Afrique.
