(Par le Professeur Patience Kabamba)
Le 15 avril dernier, Claire Shipman, la présidente ad intérim de l’université Columbia dans la cité de New York, a écrit à nous, les anciens de l’université Columbia, un message intitulé : Soutenir la mission vitale de Columbia. Dans le même message, il y a une phrase mémorable, je cite :
“…Comme beaucoup d’entre vous, j’ai lu avec grand intérêt le message de Harvard refusant les demandes du gouvernement fédéral de modifier les politiques et les pratiques qui porteraient atteinte au cœur même de la vénérable mission de cette université.”
Le gouvernement Trump demande à l’université Harvard, la plus grande université du monde, de stopper sur son campus des protestations antisémites ; d’arrêter ses admissions selon la race et de stopper la politique de diversité, équité et inclusion (DEI). En effet, le président Trump a signé un décret exécutif interdisant dans toute l’Amérique la politique de DEI.
L’administration Trump demande à l’université Harvard d’obéir à la loi ; dans le cas contraire, l’université ne recevrait plus la pension de 2,2 milliards de dollars de l’État fédéral qu’elle reçoit chaque année pour la recherche scientifique, et surtout qu’il ne donnerait plus de visas aux chercheurs étrangers qui viennent travailler et faire des recherches scientifiques à Harvard. Remettons tout dans le contexte. Le gouvernement américain soutient la recherche fondamentale à Harvard et dans tous les Ivy Leagues, ces universités prestigieuses des USA, bien qu’elles soient privées. En même temps, ses universités ont des dotations exorbitantes. Harvard possède à peu près 53 milliards $, l’université Columbia 14,8 milliards $ de dotations, Stanford 37,6 milliards $, etc. En plus de son astronomique datation, Harvard ne demande pas moins de 100 000 $ par an comme frais académiques à ses étudiants. Les contribuables américains participent au financement de la recherche scientifique à Harvard chaque année à la hauteur de 2 à 6 milliards de dollars. Si l’administration Trump mettait en exécution ses sanctions, Harvard ne recevrait plus cette importante somme et risquerait de limiter des admissions ou des opportunités de recherche, quoi que cela ne serait pas nécessairement vrai, car l’université a suffisamment d’argent pour rester autonome. Le grand problème pour la grande université du monde est de voir ses chercheurs étrangers n’est plus en mesure d’obtenir le visa pour rejoindre cette institution.
Deux ensembles d’idéologies se confrontent ici.
La première est que l’université en a fait un droit inaliénable de protester en faveur de la cause palestinienne et contre l’État juif. Deuxièmement, malgré la condamnation de la Cour suprême contre Harvard pour ses admissions en tenant compte des races, Harvard a continué à le faire au nom de la liberté académique ; et enfin, Harvard ne tient pas compte du décret exécutif de Trump contre le principe de diversité, d’équité et d’inclusion. Bref, au nom de la liberté académique, Harvard refuse d’obéir à la loi.
La deuxième idéologie est que l’État fédéral donne de l’argent des contribuables là où on respecte les lois qu’il édicte. Ces lois deviennent impératives idéologiques.
Je pense qu’l y a une chose que l’on ne met pas en cause des deux côtés, c’est l’importance de la recherche fondamentale et de la recherche en médecine faite à Harvard. Il faut financer ces recherches. Je crois qu’aussi bien les idéologues de Trump que les idéologues de Harvard sont tous d’accord avec ce dénominateur commun.
Mais au-delà de ce dénominateur commun, les deux camps ont des propositions antithétiques. Harvard pense que laisser les étudiants protester en faveur de la Palestine avec des slogans antisémites, cela fait partie de la mission de l’université qui est un lieu de pensée libre. Le président de Harvard répondait au congrès l’année dernière que seul le contexte pouvait faire interdire les politiques antisémitiques à Harvard. La présidente Claudine Gay a depuis démissionné. L’administration Trump, forte d’avoir reçu un mandat populaire par un vote massif, pense qu’elle a le devoir de protéger aussi les étudiants juifs brimés par les manifestants pro palestiniens. L’administration Trump pense aussi que le DEI est une aberration contre laquelle il faut lutter. Les deux points de vue sont défendus idéologiquement à mon sens. Qu’entendons-nous par idéologie ?
Ce terme peut se comprendre de deux manières. J’emprunte ici la phraséologie de René Berthier dans ses commentaires sur Black Flame (2017).
L’idéologie peut être un ensemble d’idées philosophiques, politiques, morales, religieuses propres à un groupe, en l’occurrence la classe des dirigeants de Harvard. C’est donc un système d’idées, d’opinions et de croyances qui forme une doctrine pouvant influencer les comportements individuels ou collectifs.
L’idéologie peut aussi être comprise comme une doctrine qui propose un système de représentation et d’explication du monde accepté sans réflexion critique. C’est le cas de l’idéologie dans le chef de Trump.
Nous sommes donc en face des deux idéologies qui se font une bataille pour la domination de la narrative mondiale. L’État et l’Université privée se disputent le monopole de l’idéologie dominante.
Marx pourrait sans doute réconcilier les deux systèmes idéologiques en définissant l’idéologie comme un système d’opinion au service des intérêts d’une classe sociale qui conduit à une perception fausse de la réalité sociale, économique, et politique, propre à cette classe. Elle peut être la classe étatique ou la classe académique, chacune voulant imposer sa propre vision du monde pour ses propres intérêts. C’est donc une question de pouvoir dont il est question dans cette bataille d’idéologies entre Harvard et l’administration Trump.
Pour financer ses étudiants internationaux, l’université Columbia devrait collaborer avec les demandes de l’administration Trump d’arrêter les manifestations antisémitiques sur le campus et de ne plus procède au principe de DEI pour l’admission des étudiants et l’engagement des professeurs.
L’histoire nous apprends que Harvard a une tradition antisémitique qui date de sa fondation. L’enseignement supérieur américain a été inscrit dans le contexte raciste de son émergence au XVIIe siècle. Harvard, l’une des premières universités fondées en Amérique (1636), exigeait de ses étudiants l’étude de l’hébreu pour pouvoir lire la Bible dans sa langue originale. Aucun manuel n’était prévu pour ce cours. Judah Monis, érudit juif et premier juif diplômé d’une université américaine, a rédigé un manuel qui a été accepté par Harvard. Il a obtenu un poste d’enseignant, mais sa « conversion » au christianisme est controversée. Il était exigé des professeurs de Harvard qu’ils soient chrétiens. Le premier professeur juif à temps plein de cette institution, Harry Levin, n’a commencé à enseigner qu’en 1939. À New York, les Juifs étaient rarement admis à l’Université Columbia. Ils étaient obligés de s’inscrire à l’Université de New York, surnommée par plaisanterie « New York Jewish ». Aujourd’hui, la situation a changé et les Juifs sont nombreux, tant comme enseignants que comme étudiants, dans ce que l’on appelle communément l’Ivy League.
