Achille Mbembe, Chercheur et Historien
*En Afrique de l’Ouest, les coups d’Etat se succèdent, avec le dernier en date, celui au Niger le 26 juillet. De quoi sont-ils le symptôme ? Et quel sens donner à cette multiplication de coups d’État dans les pays sahéliens ? Entretien avec Achille Mbembe, chercheur camerounais et professeur d’histoire et de science politique à l’université du Witwatersrand à Johannesburg.
Le colonel-major Amadou Abdramane et neuf autres putschistes s’expriment à la télévision nationale nigérienne, le 26 juillet 2023.
RFI : Achille Mbembe, les coups d’Etat se succèdent en Afrique de l’Ouest avec le dernier en date à Niamey, au Niger. De quoi sont-ils d’après vous le symptôme ?
Achille Mbembe : Je crois que ces coups d’Etat sont l’expression d’un grand basculement. Le cycle historique, qui avait été ouvert au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, qui avait conduit à une décolonisation incomplète, ce cycle historique est terminé. L’Afrique est en train de rentrer dans une autre période de son histoire, une période qui sera longue et qui entraînera d’énormes bouleversements. Qu’est-ce qu’il en sortira ? Il est très difficile pour le moment de le savoir.
Vous êtes sévères vis-à-vis d’un certain panafricanisme qui appelle aujourd’hui au renversement des régimes y compris démocratiques.
C’est ce que j’appelle, non pas le panafricanisme, mais le « néosouverainisme ». Le néosouverainisme est une vision appauvrie de ce qu’a été le panafricanisme historique, qui était à la fois une pensée de la liberté et de la démocratie et une pensée de la justice universelle et de la solidarité internationale. Or le néo-souverainisme aujourd’hui se caractérise, en particulier, non pas par un désir d’histoire – c’est-à-dire, de maîtrise de soi et de responsabilité devant soi-même et le monde -, il se caractérise plutôt par un désir de substitution d’un maître par un autre. Et dans ce sens, il s’agit davantage d’un fantasme que d’une idéologie propice à la libération du continent.
En Afrique plus de 60% de la population a moins de 25 ans, et il y a une vraie rupture entre les générations, que vous soulignez. Et c’est une des raisons pour vous de ces crises ?
C’est une raison fondamentale. L’imbrication des conflits de classe parce que les inégalités n’ont cessé de se creuser, des conflits de genre parce qu’il y a une révolution invisible des femmes en cours en Afrique, et des conflits de générations. Et le basculement démographique du continent fait peur bien entendu, pas seulement à la France, mais au reste de l’Europe. Et c’est elle qui est au fondement des politiques anti-migratoires lesquelles visent à transformer le continent en une double prison. Je pense qu’il s’agit là de choix désastreux qui, sur le court terme, se paieront cash par une aggravation de ce que l’on appelle avec un terme paresseux, à mon avis, le sentiment anti-français en Afrique.
La France dans ce contexte est présentée comme la principale cause des maux que connaît l’Afrique francophone. Dans quelle mesure cette accusation vous semble-t-elle fondée ?
Elle n’est pas fondée. Aujourd’hui, la France ne décide pas de tout, même pas dans ses anciennes colonies. Il faut sortir justement de cette logique du bouc émissaire qui consiste à rejeter sur l’étranger la plupart de nos propres contradictions. Évidemment, il y a des choix qui ont été faits par la France au sortir de la colonisation qui se sont avérés désastreux. À cause, je dirais, de la place démesurée qu’occupe le complexe sécuritaro-militaire français, lequel a de l’Afrique une vision phobogénique dans laquelle l’Afrique est perçue comme un continent à risques, qui présente des dangers à la fois pour lui-même et pour ses voisins européens. Ce tropisme martial a conduit effectivement à des choix politiques désastreux qui n’ont, de toutes les façons, profité qu’aux forces du chaos et de la prédation. Donc, bien plus que le chiffon rouge, russe ou chinois, ces choix sont responsables de la défaite morale intellectuelle et politique de la France en Afrique aujourd’hui.
Donc, la France doit abandonner ses bases en Afrique ?
Le temps est compté. Et toutes sortes d’accélérations sont à prévoir parce que l’Afrique est rentrée dans un autre cycle historique. Seuls ceux qui l’ont compris auront une chance de peser sur son avenir.
Pour revenir au putsch au Niger, la communauté des États d’Afrique de l’Ouest fait le pari, pour revenir au régime du président Mohamed Bazoum, des sanctions et de la menace d’intervention militaire au Niger. Qu’en dites-vous ?
La diplomatie semble avoir perdu sa place et son statut. Que l’on en soit arrivé à penser que tout conflit est soluble dans la guerre et les tensions économiques, je crois que tout cela témoigne de la pauvreté anthropologique de notre époque. Sur le long terme, la priorité en Afrique doit porter sur la démilitarisation de tous les aspects de la vie politique, économique, sociale et culturelle. Et pour y parvenir, il faut investir massivement dans la prévention des conflits, dans le renforcement des institutions de médiation, dans le dialogue civique et constitutionnel. Une démocratie durable ne prendra pas racine à coups de bazookas.
Rfi
*(Titre revu à La Pros).