(Par le Professeur Emérite Jean Kambayi Bwatshia, Recteur de l’UNISIC)
Bientôt, le 30 juin 2024, le peuple de la République Démocratique du Congo se souvient d’un grand jour ; celui de son indépendance, l’indépendance de son pays. Ceci entre bien dans la dynamique de son histoire. Celle-ci, comme on le sait, comme il doit le savoir, marche tout le temps, en son compagnie en compagnie de tous les hommes, en compagnie du temps de l’homme. Le temps lui-même, par nature est un continuum et un perpétuel changement. De l’antithèse de ces attributs, viennent se greffer les grands problèmes de sa survie. Accepter ce dilemme, c’est respecter la contingence humaine, c’est faire l’œuvre d’honnête être-citoyen.
Mais, ce qu’on doit savoir, tout changement dans la vie n’est pas l’œuvre du hasard. Il procède impérativement de l’esprit créateur de l’homme dans le processus de la quête du progrès entendu au sens du plus et du vrai.
Je dis bien impérativement parce que la connaissance du vrai libère de l’esclavage qui enchaîne l’homme et les sociétés entières. Mon discours, je l’ai conçu dans ce sens ; un sens incitatif afin de pousser mes concitoyens à maximiser le taux du changement dans notre façon d’être au monde.
Au temps colonial, et ceci est indéniable, on apprenait aux congolais que les « civilisations » étaient constituées d’un groupe assez important de ceux qui avaient l’envie de coloniser venus de l’étranger, de la Belgique. Et ceux-ci ont continué « l’œuvre grandiose » de leur souverain Léopold II. Notre hymne national était la Brabançonne et notre roi était le roi des Belges. Je dirai mieux, nos souverains étaient des souverains belges qui se sont succédés au trône de la Belgique de Léopold II au roi Baudouin Ier.
C’est celui-là aussi un des chapitres de l’histoire du peuple congolais. Le souverain belge Léopold II avait voulu absolument érigé une colonie au cœur de l’Afrique. Lui, le grand témoin des économies européennes du XIXe siècle, avait très tôt compris que l’Europe avait besoin de nouvelles sources de profit.
Les événements vont aller très vite ; Léopold II après avoir appuyé et encouragé les aventureux voyages appelés pompeusement « expéditions-explorations » d’un certain journaliste anglo-américain Morton Stanley, se fait reconnaître, moyennant moult machinations diplomatiques, en 1885, lors d’une conférence de Berlin, le titre de grand monarque et propriétaire d’un Etat de type spécial qu’on appellera très significativement, l’Etat Indépendant du Congo. Oui, il fallait pour le roi, une colonie propriété privée du Royaume.
En dépit de la résistance farouche des populations autochtones dites « sauvages » et « primitives » du « continent mystérieux », le roi, va diriger « son Congo » de main de fer devant le grand étonnement de l’opinion internationale. Ce fut, en effet, le temps d’un régime ignoble, répugnant, injuste et aliénant. Lui, le souverain belge, qui n’avait jamais mis pied dans « son » territoire africain, a fait connaître celui-ci comme étant un territoire d’un souverain terroriste de despote qui a qualifié ses actes d’entreprise de « mise en valeur ». Que de tracas, d’impôts en nature, de corvées : coupe de bois, perçage de routes dans la forêt denses et dans les brousses immenses, partages, services impitoyables, cruautés sans limite et barbarie sans précédent. Oui la voracité royale était énorme ! Les scènes épouvantables des mains coupées sont bien connues.
Plusieurs auteurs belges et étrangers sans complaisances, ont décrit cette période obscure comme celle « d’entrée en enfer » (J. Vansine). Le livre connu celui de Van Croenweghe, Du Sang sur les lianes. Léopold II et son Congo est éloquent là-dessus. Celui de l’américain Adem Hochild, Les Fantômes du Roi Léopold –Un holocauste oublié est un document remarquable qui montre comment l’Europe toute entière et les Etats-Unis se sont rendus complice de l’holocauste perpétré par le roi Léopold II sur le peuple Congolais. On peut aussi lire Au cœur des ténèbres du même auteur.
- Stenger, ce professeur bien connu dans les milieux universitaires et membre de l’Académie Royale des Sciences Coloniales, a écrit Combien le Congo a coûté à la Belgique ? Réponse ! « Le Congo constitue un cas d’exception… » Sachons le reconnaître et ne pas nous dissimuler la vérité, ce qui est la pire des politiques, en matière coloniale plus qu’en toute autre… La Belgique en tant qu’Etat, a peu dépensé au Congo ». Van Zuylen –baron) est bien connu lui aussi pour son L’échiquier congolais ou le secret du roi. J. Vanderlinden et d’autres chercheurs belges ont décrit sans complaisance les atrocités commises par les colons belges au Congo : déplacement forcé des populations le long des routes, imposition des cultures commercialisables, agression contre les structures mentales et religieuses ravalés au niveau de l’enfance. Même dans l’opinion belge, en général on trouve des jugements réellement acerbes contre l’entreprise coloniale belge au Congo.
Non ! Dire que la colonisation belge au Congo était une « conquête pacifique » est un mensonge monstrueux tissé sur une longue conquête alors sanglante cousue dans la terreur, dans la violence généralisée qui, en fait, était la norme, appelée avec cynisme « mission civilisatrice ».
C’est cela le Congo que le roi Léopold II a laissé à ses enfants ; ceux-là même qui prendront le relai de la colonisation à partir de 1908 après sa mort. Et dire, qu’au début de la session extraordinaire du parlement belge de 1930, il fit connaître, à cette instance, dans une lettre le contenu de son testament. Ici, le roi croit fermement qu’il a travaillé longtemps, uniquement pour son pays et qu’il souhaite de tout cœur que les Belges profitent de son labeur et de ses sacrifices pendant longtemps après lui.
A ce moment, la Belgique a vu grand et veut réellement devenir grande nation au cœur de l’Europe. La colonisation belge va commencer au cœur de l’Afrique. Les principes sont consignés dans la charte coloniale. Ainsi, de la politique de la terreur la plus sadique et barbare, la politique coloniale belge va s’appliquer à être résolument paternaliste estimant que leurs sujets étaient incapable de s’assumer et avaient, encore pour longtemps, besoin de Blancs afin d’accéder à la civilisation chrétienne blanche occidentale. Et voici un Etat colonial, un lieu de l’alliance tacite entre l’Administration coloniale, le Grand Capital et l’Eglise catholique. Tous travaillent pour un même et seul but : exploiter au maximum dans l’intérêt de la Belgique. Celle-ci deviendra-t-elle ainsi une grande et respectable nation dans le concert des puissances mondiales de l’époque.
Pendant ce temps l’histoire congolaise, dans ses relations avec la Belgique s’accélérant, fait éclore le 30 juin 1960. Le roi Baudouin arrive au Congo, le Traité d’amitié belgo-congolais le 29 juin 1960 quelques heures avant le jour J de l’indépendance. Les Belges se rendent vite compte que les choses se sont vite accélérées.
Quelque peu surprise, la Belgique doit faire face au défi de l’indépendance. Vite, elle lâche la colonie, la « brique chaude ». Oui, elle est réellement chaude, cette « brique ». Le lâchage est fait avec précipitation inconsidérée et « atermoiement funeste » contrairement à ce que pensait l’arrière, arrière-petit-fils du roi Léopold II le roi Baudouin Ier.
La fête est là le 30 juin 1960. C’est bien le grand jour. Le Congo et les Congolais fêtent et dansent la « vive indépendance », et « l’indépendance Tcha-Tcha »… « Tubakidi »… « On l’a eue »… « Arrachée »…
Attention ! Le roi Baudouin a parlé. Pour lui, cette indépendance est simplement un cadeau que les Belges ont offert au Congolais. C’est d’abord un aboutissement de l’œuvre conçue par le génie de Léopold II continué avec courage et ténacité par la Belgique… La Belgique, pendant 80 ans a envoyé au Congo ses meilleurs fils pour délivrer ce pays de l’odieux système esclavagiste et aussi pour concilier les ethnies qui, ennemies, s’apprêtent à s’unir pour constituer au cœur de l’Afrique, le plus grand des Etats.
Ainsi, a dit le souverain belge, les congolais doivent la reconnaissance et admiration à la Belgique et à ses enfants. Le moment est bien historique. Les Congolais doivent avoir un vœu pieux face à ceux des Belges qui ont consacré leur vie et effort pour apporter aux Congolais la paix et enrichir leur patrimoine moral et matériel. Le roi Léopold II était un grand roi qui s’est présenté aux Congolais non comme un conquérant mais comme un civilisateur. Les Congolais doivent montrer à la Belgique qu’ils méritent la confiance de celle-ci. Attention, ils doivent s’abstenir d’entreprendre des réformes hâtives tant qu’ils ne sont pas prêts de pouvoir faire mieux.
De toutes les façons, la Belgique est là pour aider les Congolais et ceux-ci ne doivent pas craindre de recourir à eux.
C’est après ce coup, que le Souverain belge, avec joie et émotion va reconnaître l’indépendance du Congo et sa souveraineté internationale en plein accord et amitié avec la Belgique…. « Que Dieu protège le Congo ».
Le président Joseph Kasavubu prenant parole, a remercié le roi des Belges tout en exprimant, avec émotion, la « reconnaissance » que sentaient les congolais envers tous ces artisans obscurs ou héroïques de l’émancipation congolaise. Pour lui « la Belgique eut le courage de ne pas s’opposer au courant de l’histoire » (…).
En plus, proclama-t-il :
Nous saurons également dans tout le pays, développer l’assimilation de ce que quatre-vingts ans de contact avec l’Occident, nous a apporté de bien : la langue qui est l’indispensable outil de l’harmonisation de nos rapports, la législation qui, insensiblement, a influé sur l’évolution de nos coutumes diverses et les a lentement rapprochées, et enfin et surtout la culture (…) aussi ce contact de la civilisation chrétienne et les racines que cette civilisation a faites pousser en nous, permettront au sang ancien revivifié, de donner à nos manifestations culturelles une originalité et un éclat tout particulier (…)
Le ton du premier président congolais était le témoignage éclatant de la solitude de la Belgique d’avoir aimé et protégé la population du Congo. C’est comme s’il voulait dire que le message d’amitié de la Belgique envers le Congo a rencontré l’enthousiasme des Congolais. Et il termine son adresse en proclamant au nom de la nation, la naissance de la République du Congo.
Si le discours du souverain belge avait été un fervent plaidoyer rappelant l’œuvre accomplie par la Belgique au Congo, et que celui de Joseph Kasavubu constituait une bénéfiante exhortation invitant les congolais à rester unis et solidaire et se terminait par un tribut de reconnaissance envers la dynastie belge et par une promesse de collaboration avec la Belgique, la déclaration de Patrice Lumumba, comme on va le voir, fut aussi unilatérale qu’un violent réquisitoire plein d’espoir et d’encouragement pour tous les congolais.
Pour le premier Premier Ministre congolais « l’indépendance congolaise n’est nullement un cadeau offert au Congo par la Belgique ». C’est bien au contraire le « couronnement de la lutte pour la liberté… »
Nul Congolais digne de son nom ne pourra jamais oublier que c’est par la lutte qu’elle (l’indépendance) a été conquise, une lutte de tous les jours, une lutte ardente et idéaliste, une lutte dans laquelle nous n’avons ménagé ni nos forces, ni nos privations, ni nos souffrances, ni notre sang. C’est une lutte qui fut de larmes, de feu et de sang, nous en sommes fiers jusqu’au plus profond de nous-mêmes car, ce fut une lutte noble et juste, une lutte indispensable pour mettre fin à l’humiliant esclavage qui nous était imposé par la force.
… en quatre-vingts ans de régime colonialiste, nos blessures sont trop fraîches et trop douloureuses encore pour que nous puissions les chasser de notre mémoire.
Nous avons connu le travail harassant exigé en échange de salaire qui ne nous permettait ni de manger à notre faim, ni de nous vêtir ou de nous loger décemment, ni d’élever nos enfants comme des êtres chers. Nous avons connu des ironies, les insultes, les coups que nous dévions subir matin, midi et soir parce que nous étions des nègres (…).
… nos terres (ont été) spoliées au nom des textes prétendument légaux… La loi n’étant jamais la même, selon qu’il s’agissait d’un Blanc ou d’un Noir, accommodante pour les uns, cruelle et inhumaine pour les autres.
(Qui oubliera) « Les souffrances atroces des relégués pour opinions politiques ou croyances religieuses : exilés dans leur propre pays, leur sort était vraiment pire que la mort même (…).
(Qui oubliera) « Les fusillades où périrent tant de nos frères ou les cachots où furent brutalement jetés ceux qui ne voulaient pas se soumettre à un régime d’injustice, d’oppression et d’exploitation.
Tout cela est désormais fini (…) ensemble, mes frères, nous allons commencer une nouvelle lutte, une lutte sublime qui va mener notre pays à la prospérité et à la grandeur (…).
Nous allons montrer au monde ce que peut faire l’homme noir quand il travaille dans la liberté et nous allons faire du Congo le centre du rayonnement de l’Afrique tout entière (…).
… Ne reculez devant aucun sacrifice….
Voici un discours qui résume admirablement bien les sentiments du jeune peuple congolais. Il est tombé dans les oreilles coloniales comme un « cri de guerre blasphématoire. Prononcer ces mots-là, sur ce ton-là, c’était signer son propre arrêt de mort. La suite des événements nous démontrera qu’il y a des textes et des paroles que l’impérialisme ne pardonne jamais.
Le discours de Patrice Lumumba est bien sûr qualifié, par les Belges et les leaders congolais que ces derniers aimaient, de « rebelle » et de « proliférant », qui exprime une socialité profonde et particulière en même temps qu’il participe à l’entretien de celle-ci. On l’a taxé de « révolte », mais la révolte ne correspond pas seulement à un renversement des attitudes à l’égard des autorités oppressantes, elle marque la création de nouvelles relations entre les masses congolaises. Ce discours a, en fait, arraché ne fût-ce que sur le moment, les Congolais aux divisions et aux identités fragmentées que leur avait imposées le colonisateur.
Avec ce discours, les Congolais ont détruit symboliquement le colonialisme et brisé ses frontières routinières. Le phénomène était celui d’une adhésion populaire et d’une appartenance à « nous congolais ». Ce jour-là, nous étions témoins, tout le monde a oublié les particularités catégorielles et s’était présenté comme un peuple dans une « ivresse » collective, un plaisir d’être indépendant et un défoulement collectif. Tout s’est passé comme si le mouvement d’ensemble avait procuré aux Congolais un modèle d’accomplissement qu’ils auraient éminemment investi et intériorisé. Le discours de P. Lumumba a eu du succès réel, ce fut un discours sur la souffrance, un discours qui a décrit les maux endurés pendant toute la colonisation et a désigné clairement les responsables de ces souffrances. Il s’est inscrit au-delà de la simple tension entre la frustration et l’évitement de la souffrance.
Le discours de P. Lumumba n’avait donc rien de grotesque et de mensonger, les autorités belges présentes à la manifestation commémorative de la journée du 30 juin 1960, devraient prendre leur courage à deux mains pour trouver cette adresse tout à fait justifiée et normale surtout dans le contexte de cette époque. Il n’est pas mauvais de reconnaître ses torts si l’on veut en faciliter l’oubli, si l’on veut une amitié durable, la vérité est toujours utile, la dire c’est déjà prouver qu’on était libre. S’il est exact que le discours de P. Lumumba apparut comme révélateur aux yeux d’un grand nombre de Belges habitués à la légende dorée des manuels scolaires, des relations des administrateurs des missionnaires et des agents privés, il est puéril d’imaginer qu’il ait pu avoir une influence explosive sur les populations congolaises.
Loin de les inciter à la révolte, ce discours a dû les décomplexer, croyons-nous, leur prouver mieux que par les journaux, qu’ils étaient désormais vraiment libres et que tous les abus énumérés par le Premier Ministre étaient, pour toujours, révolus.
- Lumumba, a au fait, parlé « aux oubliés, à ceux que l’on déposséda, que l’on frappa, que l’on mutila, à ceux à qui on crachait au visage, aux peuples de « boys ».
A ceux qui ont enduré toutes les souffrances, à ceux qui ont bu toutes les humiliations, à ceux qui ont lutté cinquante ans… à ceux qui peuvent dire aujourd’hui : « nous avons vaincu et notre pays est désormais entre les mains de ses enfants ». P. Lumumba voulait dire aux Congolais qu’ « aujourd’hui est un jour grand. C’est le jour où le monde accueille parmi les nations, le Congo, notre mère et surtout le Congo, notre enfant… ».
Le discours de P. Lumumba, nous étions témoins, était un langage qu’un « Nègre » n’avait encore osé tenir. Sur un accent de fierté nationale et de volonté inébranlable de libération, son auteur avait rencontré le vibrant désir d’indépendance congolaise.
Ce discours il faut le dire fit l’effet d’explosion de joie dans l’hémicycle du palais de la nation. Il fut une bonne gifle aux plus hauts représentants de la Belgique aux festivités du 30 juin 1960. Ce qui a poussé le Souverain belge de réagir en demandant réparation ; ce que le Premier Ministre congolais fit en ne comprenant pas beaucoup pourquoi le roi avait réagi ainsi.
Prof. Emérite Jean Kambayi Bwatshia
Recteur de l’UNISIC
