(Par Patience Kabamba)
Les analyses de Marx peuvent paraitre lointaines et saugrenues pour beaucoup aujourd’hui. Le MDW s’efforce cette semaine de relever leur pertinence souvent oubliée. Karl Marx parle de la géopolitique de profondeur. Aujourd’hui, nous déplorons la guerre à l’est du Congo qui a réclamé tant de vies humaines et une situation d’instabilité qui dure déjà trois décennies entières. À la suite de Hegel, Marx distingue trois types d’histoire : celle qui parle des choses telles qu’elles se sont produites. Cette histoire-là personne ne la connait sauf des témoins oculaires qui ont disparus dans la plupart des cas. La deuxième histoire est celle des historiens. Les écrits des historiens exposent une interprétation de l’histoire selon leur point de vue qui est une parmi tant d’autres. Assez souvent, nous lisons l’histoire écrite par les vainqueurs qui exposent leur point de vue parfois diamétralement opposé au point de vue des vaincus. Je pense à l’histoire coloniale écrite par les colons ; à l’histoire du Rwanda écrite par les Tutsis vainqueurs des évènements de 1994 jusqu’aujourd’hui ; à l’histoire du Congo écrite par les Congolais mais reprenant les points de vue des Belges. Enfin dernière conception de l’histoire, celle qui intéresse Marx c’est l’histoire de profondeur, celle qui fait que les événements se passent comme ils se passent et dans la configuration dans laquelle ils se produisent. La géopolitique de profondeur concerne ce regard de profondeur, loin des écumes superficielles qui épuisent nos énergies pour des résultats minables. Prenons l’exemple de la guerre de l’Est du Congo. La géopolitique de surface parlera du Rwanda qui soutient les M23 qui attaquent la RDC. La même géopolitique de surface parlera de la mauvaise gouvernance des autorités congolaises qui aboutit à la clochardisation de toutes les couches sociales à l’exception de la classe dirigeante. L’armée congolaise combat à reculons non pas parce que les soldats sont faibles, mais parce qu’ils ne reçoivent pas de munitions ni leur ration à temps.
Toutes ses raisons sont valables, mais elles restent à la surface des choses, nous dit Marx. La question fondamentale que l’on devrait se poser est celle de savoir pourquoi en est-on arrivé là. Je lis de nombreux textes des africanistes, c’est-à-dire des chercheurs étrangers qui écrivent sur l’Afrique et plus spécialement sur le Congo ; ils restent tous dans la plupart des cas à l’écume des choses et ne vont jamais en profondeur historique, car s’ils le faisaient, ils se rendraient directement compte qu’ils sont impliqués totalement dans ce qui se passe au Congo. Je donne un exemple. Il m’avait été demandé de donner une conférence sur la migration forcée à Kampala, la capitale de l’Ouganda. Ce pays contient plusieurs camps de déplacés de guerre, qu’il s’agisse des Congolais, des Sud-Soudanais ou des Rwandais, dans une certaine mesure. J’ai expliqué que cette conférence qui parle des déplacés de guerre était financée par des pays qui sont connus pour la fabrication d’armes et leur vente dans le monde, notamment en Afrique. Les mêmes qui causent les déplacements en vendant des armes aux belligérants financent des études sur la migration forcée. Les mêmes qui financent les chercheurs étrangers bénéficient abondamment de ce qui se passe sur le terrain. Je pense aux chercheurs belges, français ou américains qui sillonnent les villes et campagnes congolaises pour récolter des données sociologiques qui sont les résultats de l’exploitation du Congo par leurs pays respectifs. Il suffit de se regarder dans le miroir pour voir que la situation que l’on déplore à l’est du Congo est exactement celle qui fait que l’on conserve un certain standard de vie élevé en Belgique, en France ou aux États-Unis d’Amérique, car les minerais qui font la grande partie du confort numérique dans ces pays proviennent de la dévastation des vies des Congolais.
Karl Marx résume cela en disant que la cause profonde de toutes les misères sociales que nous vivons de manière plus ou moins perceptible est la course au profit qui est devenue l’horizon indépassable de la nature humaine. En effet, il y a un mouvement constant de monopolisation de la vie historique par le mouvement de la valeur d’échange vers la complète domination de la classe bourgeoise appropriative. Évidemment, aujourd’hui la bourgeoisie est remplacée par la classe capitaliste anonyme et impersonnelle des sociétés par l’action du triomphe de l’économie politique du capital extrêmement matérialisé. Les gouvernants du Congo font partie de cette classe que je qualifie de capitaliste, car ils s’approprient toute la trésorerie nationale qui, en principe, appartient à tous les Congolais.
La recherche de l’argent est la nouvelle norme, et peu importe les conséquences que cela induit dans d’autres pays. Il faut absolument du coltan de l’est du Congo pour le confort de l’Amérique, la France ou la Belgique, peu importe les dévastations que cela produit dans le chef des indigènes. L’argent domine la société en tant que représentation de l’équivalent central fétichiste. Il peut tout et absolument tout acheter. Mais ce que Marx souligne, c’est que la plus-value (le profit) provient de la fatigue humaine non entièrement rémunérée. La valeur d’échange repose sur le temps de travail non rémunéré. Compte tenu de son usure, l’usage de la machine ne peut que faire baisser le taux de profit. Le profit en définitive ne provient que de l’exploitation de l’humain. Et Marx a inscrit cela dans une formule quasi mathématique.
Le taux de profit (TP) se calcule comme suit :
TP = PL/C + V (C’est la formule du taux de profit : c’est un quotient et non du profit.)
Pl étant la plus-value (le profit) et
C’est la constante machinique, la machine qui vous a coûté un montant X gardera la même valeur jusqu’à son usure. C’est la capitalisation des moyens de production. C’est une constante.
Le V est une variable, c’est l’apport du travail humain. C’est la capitalisation investie à titre de salaire. Au lieu de vous payer 5000 $ le mois, on paie aux professeurs d’université 1000 $, le reste fait partie du profit distribué aux gouvernants. C’est cette variable qui est à la base du profit dans le capitalisme. On vous fait travailler pour six heures et on ne vous paie que pour une heure ; les 5 heures sont confisquées par le patron. C’est la différence entre le temps de travail effectué et le temps de travail nécessaire à la reproduction de votre salaire.
Et comme on peut le remarquer sur cette formule, il faut que le salaire soit le moins élevé possible pour faire du profit.
Seul le travail vivant de l’humain produit de la valeur, pendant que le travail mort de la machinerie industrielle automatique ne sert qu’à activer la vitesse de rendement qui produit cette valeur et qui s’anime toujours davantage à partir de la vie mieux vampirisée du prolétariat.
C’est cela, la plus-value absolue. On prolonge le temps de travail ou on réduit votre salaire, comme c’est le cas pour les enseignants congolais. La plus-value relative s’articule sur l’expansion machinique du travail vivant coagulée en travail mort automatique et accéléré de la productivité intensive de l’exploitation.
Les gens qui nous attaquent et qui spolient nos vies ne le font pas par méchanceté ou par avarice, mais obéissent à ces motivations profondes de la recherche de la plus-value à tout prix, même au prix du mépris des autres humains : c’est l’héritage de la révolution néolithique qui a vu naître l’esclavage et qui se poursuit sous différentes formes selon les époques. La seule lutte qui en vaut la peine est celle contre la prolétarisation de nos vies à tous les niveaux.