(Par le Prof. Emérite Jean Kambayi Bwatshia)
*Cette réflexion est consacrée à l’analyse de l’idée démocratique soumise à l’épreuve des barrières de types mentales. Les diverses sensations de la démocratie que nous révélons ici sont en fait un reflet de l’animalité politique. C’est-à-dire que jusque-là, nous avons observé que les Congolais sont encore politiquement au niveau de la recherche de la satisfaction des besoins primaires. Ceux-ci sont vécus dans un espace politique non encore humanisé ou organisé au sein duquel se célèbre la brutalité, la force, l’égoïsme, la corruption, l’impunité. Dans un espace politique non organisé, à la recherche du pain quotidien, tout semble être permis quand nous clamons les notions démocratiques telles que la libération de la parole, l’alternance ou pouvoir.
Embarqué dans la quête passionnelle du pain quotidien pour se conserver dans la vie, l’imaginaire congolais qui lutte contre le refoulé des attributs dictatoriaux repousse toujours très loin l’avènement de la démocratie au Congo.
Dévoilement de l’idée
Ainsi pour entrer dans le vif de notre thème, nous commençons par dire d’emblée que la démocratie est une vie, une idée vivante qui naît, grandit, affronte les épreuves de la vie et se mesure sans cesse aux multiples obstacles. Dans sa parure politique, elle couvre la vie des hommes d’un esprit, tel un habit de noces leur donnant droit d’accès au festin « d’une vie bonne avec autrui dans des institutions justes ». Depuis Auguste Comte, avec tant d’autres idées, nous savons que la démocratie dirige le monde, fascine les esprits et se laisse désirer comme ce vers quoi, tous, en tant que sociétés politiques, doivent tendre.
Quand on interroge l’histoire, on remarque qu’elle s’est enracinée dans l’espace et le temps avec ses prétentions de sauver l’homme de la violence. On la découvre de manière classique et traditionnelle dans les sociétés occidentales avec ses multiples promesses de libération de l’homme. On la découvre pratiquement aussi, en opposition à ce modèle occidental, se nourrissant de l’idéologie marxiste qui, dans ses principes traversant le modèle soviétique, met à l’avant plan la propriété et l’impulsion collective comme mode gestion de la société et d’organisation du pouvoir. Aux couleurs communistes, cette démocratie nommée populaire se forge sur la ligne historique de la synthèse marxiste, c’est-à-dire la phase de l’histoire d’une société homogène, sans classes.
Comprendre une idée, une pensée est une exigence qui peut se laisser emporter dans diverses pistes relatives à la subjectivité, au contexte de celui qui entreprend cette démarche. Ici, notre propos voudrait scruter la sensation de la démocratie telle qu’elle est vécue dans notre société. Toutefois, nous allons accueillir cette sensation en mesurant à l’idée telle qu’elle se prête à l’exigence rationnelle. Aussi allons-nous comprendre que, selon les contextes, la démocratie ploie et déploie ses ailes sans heurt peut-être dans des sociétés à grande tradition politique moderne ; elle rencontre mille et une difficultés au sein des sociétés en quête de croissance.
Si elle semble trouver domicile dans les sociétés occidentales, elle est par contre, dans beaucoup de pays du tiers monde, aux prises avec de multiples obstacles qui freinent son éclosion, sa marche et sa croissance. Aussi ne lui procurent, ni lui assurent-ils pas une existence stable. Ici on se bat pour elle, on se bat contre elle, on semble l’aimer bien qu’on l’oppose soit directement, soit indirectement au mode de vie, aux habitudes, à la manière de penser viscéralement liés à notre être au monde dans nos sociétés pauvres.
En observant notre société africaine en général et notre pays, la République démocratique du Congo en particulier, la marche périlleuse de la démocratie soumise aux barrières de type mental, psychologique, retient notre attention. En effet, la démocratie semble être porteuse d’espoir quand on la saisit comme un discours de politicien destiné à la consommation extérieure, mais quand elle retentit dans les oreilles de ceux qui de facto sont couverts de son ombre, elle est bel et bien malade et souffrante. Elle souffre d’être sans abri dans la cité mentale et spirituelle où beaucoup d’hommes ne l’accueillent pas sous son visage abstrait et rationnel. Elle souffre d’être abandonnée dans des habitudes, des traditions et cultures dont les peuples luttent contre le refoulé des attributs du pouvoir traditionnel et dictatorial. Elle souffre de la rencontre qui l’affronte à une surchristianisation qui prêche la vraie vie dans un « ailleurs » des royaumes des cieux alors qu’elle veut, ici et maintenant, mobiliser les hommes dans leur cheminement terrestre.
Pauvre démocratie! Aurait-elle une volonté, elle refuserait peut-être de diriger cette société pauvre, instable qui lui résiste dans ses mentalités. Que lui reste-t-il quand les bornes que lui impose l’étroitesse mentale des peuples dans une situation où les uns la considèrent comme étrangère, où les autres la déclarent piégée ?
Une chose est sûre, c’est qu’elle se présente comme l’opposé de l’arbitraire et veut, à travers son aspect rationnel, conserver ses rênes du pouvoir dans le monde contemporain.
La démocratie d’opinion et liberté de la parole en RDC
En politique, beaucoup affirment en chœur qu’il n’est pas facile de diriger. Ceux qui ont flirté avec le pouvoir savent que gouverner ne relève ni du Savoir ni de penser qui lui sont cependant conditions nécessaires. Avec le savoir, le penser, l’homme politique doit convertir sa force en justice. Tache certes difficile !
Quand il est question de justice, l’affirmation des libertés entre en jeu. Dans une société aux prétentions démocratiques le prestige des libertés ou leur mise à l’avant plan fait jaillir l’exigence de réponse aux requêtes individuelles. En effet, chaque liberté s’affirme en se formant, voire en formulant une opinion sur tout. Aussi la démocratie conduit-elle à l’apologie de la liberté d’expression entendue comme droit à l’opinion.
Depuis la chute des dictatures, la nouvelle mode politique est celle du droit à une opinion. Nous savons en effet que la dictature n’a pas laissé libre d’exercice de la parole des individus. Dans la crainte, ceux-ci ne pouvaient penser et exprimer librement leur point de vue. Seule la parole du dictateur avait le poids: Cette parole aliénée au service des dictateurs, affirme de plus en plus sa libération depuis que le vent de la démocratie souffle sur le monde. Cependant ce droit doit être recueilli dans un réceptacle spirituel dont le fond est constitué d’une éducation politique rationnelle de la démocratie. Si tel n’est pas le cas, la démocratie est d’entrée de jeu un problème déjà dans la libération de l’opinion
« Que se passe-t-il lorsque l’opinion règne en démocratie ? » Cette question que nous tenons du philosophe français Claude Bruaire nous permet de suivre pas à pas les différentes perceptions de la démocratie. Nous nous inscrivons son école à travers son analyse dans son livre La raison politique pour saisir l’inflation sémantique de la démocratie à l’aide des lentilles que nous offre l’idée de l’opinion: opiner, c’est-à-dire faire sortir un propos, une libération d’une parole. Cette analyse est très significative et fort intéressante pour nous, car elle rencontre l’idée démocratique telle qu’elle gît dans les mentalités post dictatures.
De prime abord, la démocratie est entendue comme autogouvernement d’un peuple. C’est l’écho prolongé de la célèbre définition d’Abraham Lincoln que les esprits scandent distraitement et peut être naïvement «pouvoir du peuple, par le peuple et pour le peuple». Cette perception, prise sous l’angle de l’opinion, permet de construire l’utopie d’une souveraineté du peuple. C’est le peuple qui dirige. En effet, l’illusion de la souveraineté est fonction de la nébuleuse qu’est le peuple qui signifie une multiplicité d’opinions que commandent des libertés singulières favorisant du coup des divergences d’intérêts. Faut-il comprendre souveraineté comme volonté populaire, univoque, indivise dans ce pluralisme d’opinions? Il s’annonce dans cette pluralité, la célébration de l’apologie de individualités La volonté populaire, « l’opinion du peuple », plonge les esprits dans le libéralisme qui prône l’équivalence d’opinion. C’est la guerre d’opinions qui éclate car chacun voudrait se faire prévaloir sur les autres.
Beaucoup de sociétés ont pensé célébrer à l’avènement de la démocratie et la liberté de la parole; elles se sont retrouvées dans les guerres civiles alimentées au durcissement de l’opinion. Difficile liberté ! Pensant travailler pour la libération de l’homme à travers la démocratie, les hommes se sont embarqués dans la piste de l’opinion. Celle-ci, pour l’honneur des libertés, a tout sacrifié sur l’autel des intérêts individuels. Ainsi, le peuple qui a scandé « pouvoir du peuple » a, en réalité libéré sur la scène publique, les passions personnelles tant étouffées par la dictature. Finalement, le peuple, c’est ce qui n’existe pas car l’opinion du « moi » doit peser de tout son poids. Il s’avère ainsi dangereux de clamer la démocratie comme « pouvoir du peuple, par le peuple et pour le peuple» quand le principe canalisateur des passions arbitraires des individus n’existe pas, c’est-à-dire l’instruction étatique qui réglemente la jouissance des droits effectifs que donne un pouvoir réel. Sans structure étatique fiable, dans un contexte où l’Etat est complètement aliéné par les passions individuelles, l’ouverture démocratique conduit nécessairement au désordre. Sans un Etat, comme c’est le cas dans les sociétés post dictatures où la tyrannie du pouvoir se confond à la loi, la démocratie n’est qu’un rêve qui caresse la célébration des opinions des libertés encore serves du pouvoir dictatorial aux apparences démocratiques.
Sous cette perception de l’autogouvernement gît une autre signification de la démocratie saisie comme « droit d’être entendu et compris par le pouvoir ». Tout le monde sait que l’ouverture démocratique est une occasion pour être entendu et compris par le pouvoir. On sait qu’on est en droit d’exiger du pouvoir son attention aux requêtes des individus. Toutefois, cette volonté d’être compris est partagée par tout le monde qui, dans son fort intérieur, considère que sa requête est prioritaire. Aussi bien ceux qui dirigent que ceux qui sont dirigés, tous veulent exercer prioritairement leur droit d’opiner. S’il est facile pour les uns de s’entendre eux-mêmes et de se donner satisfaction, pour les autres, l’absence d’une structure réelle où ils peuvent exercer leur droit à la parole prête le flanc au désordre. Ainsi, ils parlent en vain en espérant qu’ils pourront être entendus ils parlent tous et peut être en même temps, chacun rangé derrière ses intérêts, et plongent l’espace politique dans la cacophonie. D’aucuns ont ainsi considéré qu’en démocratie il suffit de parler à temps et à contre temps, discuter politique en faisant prévaloir son point de vue sur les places publiques dans les cabarets autour d’un verre…
La cacophonie politique enracinée dans l’exercice de la parole à travers l’opinion est une situation où l’homme se plaît à de longues discussions stériles. Il se console d’avoir parlé même en l’absence de ceux qui sont censés l’entendre. Quand bien même, ceux-ci seraient là pour entendre la démocratie se réduit dans les esprits à l’expression d’une opinion sur l’espace public. Il suffit de parler et parler plus, c’est cela la politique en démocratie. Sous cet ongle, la politique est comparable à une scène théâtrale susceptible de mobiliser les émotions de l’homme tout en étant en dehors du champ de la vie concrète. Une fois la représentation théâtrale finie, l’homme retourne à sa vie toujours en attente des droits effectifs et d’une justice réelle. Ils ont joué, ils ont bien joué, ils ont parlé, ils ont bien parlé, on a semblé les entendre, mais rien ne change dans le cours de la vie.
C’est à ce stade que se situe aussi la démagogie qui est le culte de la parole improductive Elle consiste à parler en donnant l’impression qu’on est à l’écoute des requêtes des interlocuteurs et surtout qu’on y donnera satisfaction. Ainsi, loin d’avoir instauré un Etat qui sanctionnerait le pouvoir, ses opposants, les individus, l’opinion qui veut se faire entendre conduit les uns dans le règne du mensonge et les autres dans l’illusion d’un exercice démocratique quand ils ont parlé. L’espace politique, principalement l’Etat ressemble à une famille dont les parents se caractérisent par l’irresponsabilité car ils n’arrivent pas à donner satisfaction aux requêtes des enfants, et dont ceux-ci sont complètement versés dans la délinquance et le libertinage faute d’encadrement. C’est une situation de non Etat, de non famille en tant que communauté d’esprit bien qu’on ait les éléments constitutifs de la famille : père, mère et enfants.
La démocratie, c’est aussi la manière de désigne les dirigeants, les gouvernants, dans une société post-dictature, les élections signifient la démocratie dans l’entendement des citoyens. On vote les dirigeants, on adopte la constitution par élection. C’est important. Plus rien n’est imposé par le pouvoir. C’est le peuple qui choisit.
Toutefois, l’urne n’est pas créatrice d’une société démocratique. En effet, tout revient à l’homme qui est en jeu. C’est lui qui choisit et qui imprime à la société son caractère. Si ceux qui votent sont assujettis aux intérêts individuels forgés dans l’arbitraire de l’opinion, ils donnent la légitimité à un pouvoir à la mesure de leur étroitesse ou ouverture d’esprit, dans sa souveraineté, le peuple s’exprime à travers les urnes, mais sa faillibilité est alors ostentatoire. Souverain, le peuple se trompera, s’éloignera toujours de la visée démocratique quand il est enveloppé par des opinions qui recèlent bien leur gamme d’intérêts individuels pouvant prendre diverses colorations personnelles, familiales tribales.
Somme toute, la démocratie, c’est un régime où le pouvoir appartient aux parlementaires élus. Qu’est-ce que cela devient quand on baigne dans l’opinion ? On assiste à un parlement où le débat ressemble à un spectacle bruyant d’opinions, d’acclamations répondant simplement au besoin de paraître en public; c’est le parlement où la rumeur tient lieu d’information et commande dans une certaine mesure les décisions. C’est en fait un parlement où l’on parle, on passe son temps à traiter des sujets liés aux intérêts de ceux qui le constitue. Ici, C’est l’opinion majoritaire qui prime. Les individus dont l’opinion est servie et qui sont majoritaire constituent aussi la volonté du peuple, « l’intérêt général. » Même quand cette majorité ne comprend pas ce qu’elle fait, même quand elle se trompe, la démocratie est jouée en fonction de la quantité et non de la qualité.
Le culte de l’opinion est une déviation du chemin de la démocratie comme promesse d’un bonheur concret d’un peuple. Il conduit à un semblant de politique; c’est le cas de plusieurs pays sortis des dictatures et qui jouent à la démocratie. Ainsi, embarqué dans la démocratie d’opinion, le peuple vit une tragédie qui sacrifie la justice au profit des intérêts des individus. C’est le règne de la cacophonie politique, le triomphe des plus malins qui ont crié haut et fort pour se faire entendre mais qui vivent loin de l’idéal démocratique.
Une idée
Percevoir la démocratie telle que l’opinion nous ‘la révèle, c’est l’appréhender en même temps dans l’inflation de significations. Elle se montre comme une idée opinée dans un sens comme dans un autre qui déserte souvent le cadre des exigences rationnelles. La conception démocratique ne relevant pas de la raison raisonnable devient aléatoire, relative. Tel est le problème dans un contexte où cette idée qui nécessite un niveau élevé d’abstraction se confronte à l’handicap abstractif. Sans abstraction, la démocratie devient ce que je vois, ce que j’entends, ce que je sens. Elle n’est que fascination d’une perception qui se réduit à la satisfaction ou ‘l’assouvissement apparent des convoitises individuelles. Ainsi, on la saisie non tel que l’exige la raison dans la pratique politique, mais tel que les bornes mentales l’exigent. En effet, les mentalités d’un peuple commandent le style ou le type d’action ou d’initiatives qu’il peut prendre. On ne peut pas demander à un peuple sans instruction, du moins de type moderne, un peuple livré sans cesse à la quête de la survie quotidienne d’aller à une élévation rationnelle dépassant la représentation du « pain quotidien» qui le hante! Si l’on convient que les idées gouvernent le monde, il faut par ailleurs préciser que c’est la qualité de l’idée qui détermine aussi la qualité du monde dans lequel on vit. En effet, dit-on, la valeur de l’homme ou d’une société s’atteste dans la qualité de réponses données face aux défis qui s’y présentent.
En tant qu’idée, c’est-à-dire abstraite des finitudes et limites de contexte, la démocratie a traversé les temps et trace dans l’histoire de l’humanité, une figure rationnelle conceptuelle pouvant servir d’étalon. Saisie sous le registre du désir, c’est-à-dire appréhendée comme élan et aspiration, la démocratie est ce que Maurice Blondel appelle dans sa philosophie, « une volonté voulante »; elle est une ouverture infinie du désir de justice qui dépasse le contexte qui le traduit. Elle ne peut ainsi être strictement finie à l’instar d’une « volonté voulue » ou d’une action accomplie. Elle s’historicise dans l’écart entre le fini et l’infini aussi bien dans la convocation des catégories politiques qui s’articulent pour la production d’une justice effective que dans l’appel infini, sans jamais traduire le tout de ce qu’elle signifie, dans ce sens, il ne faut donc pas regarder chez les voisins en se disant qu’ils constituent le modèle de démocratie. Lui comme nous, sommes tous appelés à nous ouvrir à la perfection démocratique dans une marche raisonnable vers le sens où l’homme, en tant que préoccupation première, doit vaincre ses limites pour produire une vie bonne, avec autrui dans des institutions justes. Ainsi, une fois posée, toute initiative démocratique dans l’histoire de l’humanité, devient jalon vers la démocratie.
Ainsi quand on observe le schéma de la démocratie dans le monde, on en a une sensation qui fait appel à un certain nombre de catégories politiques. On désigne souvent l’Etat, le pouvoir, la nation qui, en tant que catégories politiques doivent s’articuler dans un sens universellement acquis pour être saisis comme un régime démocratique. De manière générale, on y reconnaît le pouvoir qui donne des droits aux citoyens, dans un cadre impersonnel défini, l’Etat, se mettant au service d’une volonté nationale. Tel est le cadre où se dégage la justice dans toutes ses formes. Il y a donc une raison qui tient ensemble les catégories. Il va sans dire que l’idée « démocratie » n’a pas droit de cité là où l’Etat n’existe pas, là où le pouvoir n’accorde pas de droits, là où la volonté nationale signifie la volonté d’un petit groupe de nantis, dans le monde des opinions qui renvoient à la singularité des libertés, la démocratie s’étiole. En effet, l’opinion même quand elle peut être représentative, elle porte les germes absolutistes qui dévorent tout ce qui s’oppose à elle. Elle est une manifestation d’une volonté de puissance qui ne favorise pas les valeurs telles que l’unité nationale, la coopération.
Ainsi, l’idée de démocratie, dans le concret de la vie, est vécue comme une réalité aux prises avec les forces du mal dont elle doit toujours se libérer pour prospérer et promettre à l’homme le bonheur. Quand on suit son itinéraire, on remarque qu’elle se prête à une lutte toujours récurrente. La démocratie étant une valeur est normalement située dans l’ordre du Bien dont l’incarnation dans l’histoire de l’humanité est toujours problématique. Elle doit, pour prendre chair dans l’histoire, se dépouiller de son idéalité car elle est une réalité qui, dans la communauté faillible des hommes, ne peut épuiser tout son sens. En effet, perçue comme idéale, la démocratie recèle une tension entre le fini et l’infini.
Si l’on fait appel à une certaine anthropologie, on découvre que la perception de l’homme aide à la compréhension de la marche périlleuse de la démocratie Il convient donc de révéler la vérité de l’homme aux prétentions démocratiques. Nous souscrivons à la pensée de Paul Ricoeur dans son appréhension de l’homme comme un être faillible. Cette faillibilité est saisie dans l’écart entre ce que l’homme veut être et ce qu’il est. L’être de l’homme est disproportionné dans son vouloir, dans sa pensée, dans son savoir. C’est ainsi que l’homme que l’on veut être n’est pas toujours ce qu’on est; ce qu’on veut dire, n’est pas toujours ce qu’on dit.
La possibilité du mal s’inscrit dans cet écart, dans cette faillibilité. Cet écart est bien exprimé par Saint Paul : le bien que je veux faire, je n’arrive pas à le faire, la mal que je ne veux pas, je le fais. L’homme ainsi, dans sa faillibilité et sa culpabilité, se découvre dans cette anthropologie comme la joie du oui dans la tristesse du fini. Tel est même l’homme qui veut instaurer la valeur démocratique. Il est déjà en lui-même et par lui-même, un problème et fait de la démocratie un autre problème à gérer dans sa finitude. Que doit-on alors espérer de cet homme? Question difficile à répondre, qui plonge notre esprit dans le doute. Mais au sein du doute et même au-delà, il faut vivre dans la joie; c’est encore une fois un effort pour l’homme.
Ainsi, nous comprenons qu’il ne suffit donc pas de clamer démocratie pour qu’elle soit effective Il faut vaincre la lutte contre les pesanteurs et forces du mal. Beaucoup de pays se sont retrouvés embarqués dans le courant démocratique à la mode dans le monde actuel, mais pour des raisons liées à leurs limites, ils n’ont pas réussi à accéder à une démocratie. Ils ont joué à la démocratie tel dans un théâtre, ils ont mimé la démocratie telle que les sophistes imitent les philosophes. La figure du mimétisme des sophistes fait dire ici qu’il y a exigence de la vérité démocratique, c’est-à-dire adéquation entre « l’idée » et le vécu. Sinon, il y a un écart entre la vie et l’idée qui secrète ambiguïté, entretient la tragédie pour des populations qui doivent, coûte que coûte, parler démocratie selon la demande du monde actuel.